JOHN SEED avec RUTH ROSENHEK

Entrevue
de
MARIE-ANDRÉE MICHAUD


Né en 1945 à Budapest, en Hongrie, John Seed a grandi dès l'âge de cinq ans à Sydney, en Australie. Après avoir pratiqué la méditation bouddhique au milieu des années soixante-dix, il a fondé en 1979 le Rainforest Information Centre et est devenu, alors que presque la moitié des forêts était déjà détruite sur la surface terrestre, l'un des activistes en écologie les plus engagés dans le monde. Auteur d'un livre intitulé Thinking Like a Mountain, publié par la maison d'édition canadienne New Society, il a aussi co-créé des films, vidéos, ateliers et rituels dans lesquels il partage une compréhension profonde de l'écologie, basée sur la dimension sacrée de la nature et la place de l'humain en tant que partie intégrante de la Terre. Récipiendaire de la médaille de l'Ordre de l'Australie en 1985, John Seed voyage partout dans le monde où il partage, souvent avec sa partenaire d'origine montréalaise Ruth Rosenhek, son amour radical et inconditionnel envers la Terre.

John Seed, d'où vient votre engagement profond envers la Terre?

Tout a commencé à Terrania Creek, une forêt ombrophile située au nord de l'État du New South Wales, en Australie. En 1979, je vivais dans une communauté située aux abords de la forêt. Alors que l'État s'apprêtait à abattre les arbres, des voisins ont organisé une manifestation, la première du genre en Australie, et m'ont appelé à l'aide. Je ne me sentais pas particulièrement concerné par la situation. Durant la manifestation cependant, j'ai tout à coup senti que j'agissais non seulement pour moi-même, en tant qu'humain, mais aussi au nom de la forêt dont je faisais partie intégrante. Je me suis rendu compte de l'incroyable beauté et intelligence de cette forêt. Celle-ci se défendait à travers moi. Je me suis senti appelé à parler en son nom. En devenant profondément conscient de mon lien avec la forêt, je me suis éveillé à toute la Terre. J'étais renversé. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à expliquer ce qui s'est passé. Comme nos ancêtres, c'est-à-dire les espèces qui ont précédé et permis notre apparition en tant qu'humains, ont vécu dans la forêt pendant des millions d'années, il existe en nous un lien premier avec celle-ci. Quand même, mon expérience demeure miraculeuse. Ce fut presqu'une conversion. À partir de là, ma vie a pris une nouvelle direction.

Je me suis d'abord engagé dans la protection de cette forêt, puis des autres situées ailleurs en Australie et dans le monde. En 1982, j'ai lu un essai du maître zen Robert Aitken Roshi. C'est alors que j'ai découvert l'écologie profonde. Selon cette approche philosophique, le problème écologique est d'origine spirituelle. Celui-ci provient de l'anthropocentrisme qui place les humains au sommet de la création et les considère comme la mesure de toutes choses. Dans l'écologie profonde, les humains sont plutôt un fil dans la toile de la vie. Si nous détruisons les autres fils, nous nous détruisons nous-mêmes. En découvrant l'écologie profonde, je me suis senti profondément soulagé. Cette approche rejoignait et conceptualisait mon expérience initiale dans la forêt. Bien sûr, on peut être concerné par l'environnement tout en continuant à croire que les humains sont le centre de tout. Cependant, notre démarche devient beaucoup plus riche quand on comprend la dimension sacrée de la nature. Pour moi, il s'agit presque d'une religion. Ainsi, les humains proviennent de la Terre. En tant qu'émerveillement, crainte et révélation, l'expérience religieuse est l'une des plus fines fleurs de l'humanité. Je n'ai pas besoin de vivre cette expérience par l'intermédiaire de Jésus, Bouddha ou Mohammed qui viennent aussi de la Terre. Je la vis au contact direct de la Terre elle-même.

Nous partageons la Terre avec dix millions d'espèces. À cause des activités humaines cependant, plus de cent espèces meurent chaque jour. Elles disparaissent à tout jamais. Il est stupide de détruire cette incroyable beauté qui nous a été donnée, sans bonnes raisons. Dans notre ignorance, nous commettons une terrible erreur. D'ailleurs, cela ne nous rend pas heureux. Certains disent même que les humains sont un cancer pour la Terre. Ce genre de culpabilité me semble malsain. Si nous pouvons nous ouvrir aux incroyables possibilités qui s'offrent à nous, non pour dominer la Terre mais pour vivre naturellement avec Elle, nous pourrons continuer à vivre pendant plusieurs millions d'années. Sans une transformation fondamentale de notre conscience cependant, il n'y a pas d'avenir pour les humains. De timides réformes et quelques lois environnementales ne suffiront pas. Au rythme où nous allons, nous allons détruire le tissu même de la vie en quelques centaines d'années ou moins. Je ne sais pas si cette transformation fondamentale de notre conscience aura lieu. Cependant, ma vie est une prière en ce sens.

Votre prière se concrétise, entre autres choses, par des ateliers et rituels que vous offrez partout dans le monde, n'est-ce pas?

Oui. Il n'est pas suffisant de savoir qu'on fait partie de la Terre. Il faut aussi le resssentir. Les autochtones, qui vivent en harmonie relative avec la nature, pratiquent tous des rituels pendant lesquels ils se rappellent que les humains font partie du corps même de la Terre et de la grande communauté terrestre. Comme tous les humains ont été autochtones à un moment donné de l'histoire, nos ancêtres ont aussi pratiqué ces rituels. Avec la philosophe et activiste américaine Joanna Macy et d'autres, nous avons développé des rituels et autres processus adaptés aux humains contemporains. Un peu partout dans le monde d'ailleurs , des gens se réunissent régulièrement en l'honneur de la Terre. Ces rituels pourraient s'insérer dans la vie quotidienne de nos sociétés contemporaines.

Le consumérisme est un bien piètre substitut pour l'expérience religieuse authentique. L'industrie publicitaire dépense plusieurs milliards de dollars pour nous inciter à acheter notre chemin vers l'illumination et le bonheur. Les humains sentent qu'il leur manque quelque chose en ce moment. Ils se sentent vides à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils essaient de combler ce vide avec un plus gros téléviseur, un four à micro-ondes ou une nouvelle voiture. Comme ils n'arrivent jamais, ils achètent encore davantage. Pour produire tous ces objets, il nous faut ouvrir la Terre, la couper en morceaux et détruire le fondement même de notre être.

Pendant nos ateliers, nous entrons en contact avec toute la souffrance que la destruction de la Terre provoque en nous. Il est important de ressentir le désespoir, l'horreur, la colère, la peur et la tristesse engendrés par ce qui arrive à la Terre. Nous exprimons ces émotions difficiles dans un cercle sécurisant de personnes qui vivent la même chose que nous. Une fois reconnues et validées, ces émotions se transforment en une conscience de nos capacités et une détermination à vouloir travailler de façon positive pour la Terre. Parfois, j'imagine que le monde entier deviendra prêt à travailler en harmonie avec la Terre. Cela commence avec des petits groupes de gens qui explorent ensemble des façons de protéger ou réparer telle partie de la Terre, aussi qui se rappellent qui nous sommes vraiment.

Ainsi, la science contemporaine nous révèle une toute nouvelle histoire de nous-mêmes. Il y a cent cinquante ans, on croyait encore que l'humanité se trouvait sur la Terre depuis six mille ans. Maintenant, nous découvrons que les humains, tels qu'on les connaît, existent depuis plus de cinq cent mille ans, que la vie évolue depuis quatre milliards d'années et que le jaillissement initial ou big bang, qui a permis la naissance de notre univers en constante création, date d'il y a quinze milliards d'années. La physique nous offre aussi une toute nouvelle façon de comprendre la nature des choses. Nous n'avons pas encore intégré ces nouvelles connaissances dans notre psychisme et notre spiritualité. L'univers n'est pas constitué de morceaux fragmentés qu'on aboute ensemble. Nous faisons tous partie du corps de la Terre. Si nous retenons notre souffle pendant quelques minutes, nous nous rendons vite compte à quel point nous sommes liés à la Terre. La nature est en mouvement constant en nous, dans l'air qu'on respire, l'eau qu'on boit et la nourriture qu'on mange. Encore une fois, ce que nous faisons à la Terre, c'est à nous que nous le faisons.

Comment vivez-vous, en ce moment, dans notre civilisation aliénée de la Terre?

Je me dis qu'il y a eu plusieurs étapes dans l'évolution de la Terre. Il y a un peu moins de quatre milliards d'années par exemple, des organismes unicellulaires commencèrent à capter l'énergie solaire pour assurer leur survie et leur propagation. Ce fut l'apparition de la photosynthèse. En même temps, ils libérèrent de l'oxygène. Celui-ci s'accumula dans l'atmosphère, mettant la vie existante en péril. Lors d'une autre transformation miraculeuse, il y a environ deux milliards d'années, de minuscules bactéries inventèrent la respiration. À chaque période de crise, quelque chose de nouveau a émergé sur la Terre. Il y a eu des périodes d'extinction massive pendant lesquelles la plupart des espèces sont mortes, d'autres se sont transformées et de nouvelles formes de vies sont apparues. En ce moment, nous devons trouver une manière de surmonter la crise que nous avons créée, si nous voulons continuer à évoluer. Dans le passé, l'évolution physique a pris beaucoup de temps. Il s'agit maintenant d'une évolution psychologique et spirituelle. Cela doit arriver très vite. S'il arrive fréquemment que des individus vivent des expériences spirituelles profondément transformatrices, cela pourra-t-il se passer à vaste échelle? Personne ne le sait.

À cela, Ruth Rosenhek ajoute alors:

En ce qui me concerne, ma relation avec moi-même, ma famille, mes amis, mes collègues sont profondément liés au travail pour la justice sociale et la Terre. J'apprends d'abord à m'aimer et à aimer mes proches. Cela est primordial. Mon action en découle. Je ne vois pas d'autre sens à ma vie que la compassion. Si mon action provient d'une blessure ou de la colère, elle n'aura pas le même impact que si elle est mue par la compassion. À un moment donné par exemple, alors que je manifestais depuis déjà deux semaines pour protéger une forêt menacée, les gardes forestiers de l'état sont arrivés et ont commencé à abattre les arbres. J'avais perdu. Je suis alors devenue très en colère contre l'un des gardes forestiers, comme si c'était sa faute. L'outrage et la colère peuvent être de grands motivateurs d'action. Cependant, si la colère nous fait piler sur quelqu'un d'autre, elle devient contre-productive. Il est important de ressentir notre colère, mais aussi d'aller plus loin et de développer une compréhension plus profonde des choses. Juste avant de m'endormir le soir, je me dis qu'au moment où je quitterai cette vie, la compassion sera pour moi la chose la plus importante que j'aurai pratiquée, en tant qu'humaine, sur la planète.

John Seed reprend:

Aussi, il me semble important de passer du temps dans la nature. Humblement, nous pouvons nous rappeler que nous ne sommes pas le pilote ou le contrôleur, mais plutôt un être parmi les dix millions d'espèces différentes sur la Terre. On peut alors respirer toute la beauté de la nature. On peut trouver l'inspiration et se sentir guidés dans notre action. Encore une fois, tout cela ne s'inscrit pas dans le déni, mais bien dans l'acceptation de l'horreur et du désespoir causés par ce qui arrive à la Terre. Ainsi, je trouve la force de faire ce que je peux pour protéger la nature et éveiller les gens à la dimension sacrée de la Terre. De là naît une joie profonde en moi.

Je ne cesse de vouloir partager l'expérience initiale que j'ai vécue dans la forêt en 1979. C'est toute ma vie. Cette expérience est d'autant plus remarquable que j'ai grandi en ville. Que ce soit arrivé à quelqu'un d'aussi perdu et ignorant que moi à l'époque me donne espoir que cela peut arriver à tout le monde. Avec ma vie, je vote pour un monde avec un avenir, dans lequel nous pourrons continuer à évoluer pendant plusieurs millions d'années en harmonie avec cette planète exquise qu'est la Terre. En même temps, je ne vis pas dans l'attente de résultats. J'essaie plutôt de vivre de façon intègre et en harmonie avec ce que je crois. Peu importe l'avenir, il me semble qu'il est beau et qu'il vaut la peine de vivre ainsi.

Merci, John Seed et Ruth Rosenhek.

Livre :
John Seed, Joanna Macy, Pat Fleming et Arne Naess, Thinking Like a Mountain, New Society, Gabriola Island, Colombie britannique, 1988

Site web :
www.rainforestinfo.org.au

Marie-Andrée Michaud :
www.mamichaud.com